« La RDC indépendante, 1960-2021 : 61 ans de non-développement politique » (Tribune de Etienne Kiyiro)

Etienne Kiyiro est directeur des Programmes au Centre d’Etudes sur la Démocratie et la Paix Durable en Afrique (CEDPA). Il est détenteur d’une licence en sciences politiques et administratives à l’Université de Kinshasa.

Le mercredi 30 juin 2021, les Congolais ont commémoré le 61ème anniversaire de l’accession de leur pays à l’indépendance. Pour des raisons liées aux restrictions consécutives à la pandémie de la COVID-19, aucune importante cérémonie n’a été organisée à travers le pays à cet effet. Mais, devrait-il en être autrement si la COVID-19 ne s’était pas invitée dans la vie des Congolais et des autres peuples du monde ? En d’autres termes, aurait-il été sage de commémorer avec faste le jour de l’indépendance dans un contexte d’échec patent de la gouvernance postcoloniale ?

Plutôt que de conjecturer sur une éventualité qui ne s’est pas matérialisée, les lignes ci-dessous essaient de démontrer l’incapacité collective congolaise de placer durablement le pays sur la voie du développement en 61 ans de gouvernance postcoloniale.

Notion polysémique et à ramifications multidisciplinaires, le développement est employé dans le cadre de cette réflexion dans son acception qualitative. Il s’agit, selon le politiste français Olivier Nay, de « l’ensemble des conditions économiques, sociales, et environnementales, mais aussi politiques et culturelles, permettant l’amélioration des conditions de vie des populations ». Il est donc question de démontrer qu’en 61 ans d’indépendance, le développement politique, le développement économique et le développement socio-culturel ne se sont pas matérialisés en RDC, contrairement aux promesses et aux attentes du 30 juin 1960. A cause des contraintes d’espace, cette réflexion est subdivisée en trois textes séparés, mais complémentaires, les trois textes formant un document unique. Cette première partie est ainsi consacrée à la question du développement politique tandis que la deuxième et la troisième sont respectivement dédiées au développement économique et au développement socio-culturel.

Cependant, si beaucoup sont familiers avec les acceptions économique et sociale du terme développement, son acception politique reste encore largement ignorée du grand public. Selon les spécialistes, le développement politique fait référence à la capacité d’un système politique à relever quatre défis majeurs, à savoir le défi de l’édification de l’Etat, le défi de la construction de la nation, le défi de la participation politique et le défi de la distribution des ressources.

Certes, en tant qu’Etat, la RDC a réussi, à ce jour, à se maintenir dans ses frontières héritées de la colonisation. Toutefois, cette préservation de l’intégrité territoriale n’a pas pu se faire sans une présence tutélaire de l’ONU, longue de 25 ans (1960-1964 ; 1999 et en cours) ! Et la présence continue de la mission de l’ONU en RDC, la Monusco, est l’expression la plus éloquente de l’incapacité de l’Etat congolais à monopoliser la violence légitime sur son territoire.

La symbolique la plus forte de l’incapacité de l’Etat congolais à s’institutionnaliser se révèle dans un nombre des faits banales mais pleins de signification. Par exemple, le pays n’a pas de palais présidentiel connu ; le parlement siège dans un édifice censé servir à d’autres fins ; la majorité de nouvelles provinces mises en place en 2015 ne disposent pas de sièges aménagés pour leurs exécutifs et assemblées… Bref, du sommet à la base, l’Etat congolais parait davantage comme une réalité informelle ou informalisée.

En plus de son incapacité à s’imposer comme le Léviathan indiscutable sur son territoire, l’Etat congolais – à travers ceux qui l’ont incarné au cours de 61 dernières années – n’a pas pu subordonner les identités sectaires (ethniques, régionales) des Congolais à un sentiment national transcendant et partagé par tous. Bien sûr, comme il en a été le cas avec l’édification de l’Etat, des efforts ont été engagés par les autorités et les leaders politiques et sociaux au fil des années pour « vendre » au peuple l’idée d’une identité congolaise commune et d’un destin commun. Cependant, tous ces chantres sui generis du nationalisme congolais se sont toujours affublés de deux casquettes : l’une, nationale, à consommation publique ; l’autre, ethnique et/ou régionale, à consommation privée. Comme qui dirait : « chasser le naturel, il revient au galop » !

Et loin d’être l’apanage de seuls gouvernants et leaders, ce reflexe identitaire dualiste traverse la société congolaise dans son entièreté. Il suffit, pour s’en convaincre, de scruter les médias locaux au lendemain de la mise en place d’un gouvernement ou des comités de gestion des entreprises et autres établissements publics pour entendre les « ressortissants » de différents terroirs « rendre les plus vibrants hommages au chef de l’Etat » pour avoir élevé l’un de leurs à un poste. Très souvent, des célébrations aux relents fortement identitaires s’organisent pour la circonstance au domicile de la personne nommée ou ailleurs, occasion pour le groupe de lui faire part de bénéfices que ses frères et sœurs ethniques entendent et attendent tirer de son passage à son nouveau poste d’affectation. La nation, c’est les autres !

En 61 ans de gouvernance postcoloniale, les gouvernants congolais n’ont pas réussi à garantir une participation substantielle des populations aux processus de prise des décisions concernant la communauté. Les « formalistes » pourront objecter en faisant valoir le fait que, depuis 2005, les Congolais ont non seulement adopté par référendum la constitution de leur pays ; ils ont également massivement voté leurs présidents, députés nationaux et provinciaux en 2006, 2011 et 2018. Mais il est important d’aller au-delà des aspects protocolaires et cérémoniaux des consultations référendaire et électorale dont question pour en déceler les limites, souvent entretenues par ceux-là mêmes censés en garantir le caractère libre, inclusif et transparent.

Et pour fustiger le décalage inquiétant entre le formalisme participatif et la carence substantielle de « la démocratie à la congolaise », le professeur Georges Nzongola-Ntalaja s’interrogeait quelques mois après les élections présidentielles et législatives de 2011 en ces termes : « les Congolais votent, mais qui décide ? ». Et, à tous égards, ce ne sont pas les élections présidentielles, législatives et provinciales de 2018, dont les résultats ont été qualifiés dans certains milieux « d’arrangements à l’africaine », qui ôteraient à l’interrogation de ce grand intellectuel congolais toute sa pertinence ! Ce déficit du modèle participatif congolais se révèle davantage lorsque l’on considère le score de la RDC sur le tableau de l’Indice de la démocratie publié chaque année par le magazine britannique The Economist à travers son Intelligence Unit. Dans son tirage de 2020, le magazine a placé la RDC à la 166ème position, avec une moyenne de 1,13 sur 10. L’indice de la démocratie est calculé sur la base de cinq indicateurs, à savoir le processus électoral et le pluralisme ; le fonctionnement du gouvernement ; la participation politique ; la culture politique et les libertés civiles.

Il a été mentionné plus haut que le quatrième indicateur du développement d’un système politique réside dans sa capacité à assurer une distribution équitable des ressources générées par la communauté à tous ses membres. Tout au long de ses 61 ans d’expérience postcoloniale, la société congolaise s’est avérée être celle des clivages bipolaires dans toutes les sphères et dans tous les secteurs de la vie nationale, une conséquence de l’accaparement des richesses publiques par une petite minorité. Ainsi, une classe politique très restreinte s’est, au fil des années, enrichie au détriment de la grande majorité de la population du pays. Si, hier, la décision de « distribuer » à l’élite politique les biens « zaїrianisés » au début de la décennie 1970 prouvait à suffisance cette assertion, l’écart actuel des traitements entre le personnel politique et les fonctionnaires publics constitue une preuve d’un abandon voilé du peuple par ses dirigeants. Dans le même ordre d’idées, au fil des années, la capitale du pays a fini par se faire passer pour le pays lui-même. Et ce n’est pas ceux qui récitaient à longueur des journées que Kinshasa n’était pas le Zaïre qui avaient procédé différemment. La vérité est que plus de la moitié du budget national est consommée dans la capitale, très souvent à nourrir les insatiables organes centraux.

La logique des clivages bipolaires s’applique aussi entre les villes – celles qui sont encore dignes de mériter ce nom – et l’arrière-pays. Les premières peuvent se contenter de vestiges d’infrastructures héritées de temps coloniaux ; le second, faussement présenté comme « le sanctuaire des sorciers », n’est visité que pendant la période des campagnes électorales par des opérateurs politiques qui, quoiqu’occidentalisés jusqu’à la moelle épinière, ne jurent que par le vote ethnique pour se faire une place à la « mangeoire de la République ».

En conclusion, il est clair qu’en 61 ans de gouvernance postcoloniale, l’Etat congolais n’a pas réussi à relever les quatre principaux défis relatifs au développement de tout système politique. Bien qu’il se soit maintenu dans ses frontières héritées de la colonisation, il peine à imposer son autorité sur toute l’étendue de son territoire. Dans le même ordre d’idées, les gouvernants successifs de la RDC postcoloniale n’ont pas réussi à construire une identité congolaise commune, supplantant toutes les identités « sous-nationales » coexistant dans le pays. En outre, les difficultés relatives à l’enracinement du modèle démocratique ont pour conséquence une participation déficitaire de la population dans les processus politiques et décisionnels. Enfin, le problème de la répartition équitable des ressources entre les gouvernants et les gouvernés, la capitale et les provinces, les centres urbains et les périphéries appelle une résolution urgente.

Et pour espérer un bilan différent pour les 61 prochaines années, il est impérieux qu’une nouvelle gouvernance politique émerge, portée par des entités sociales et politiques novatrices et propulsée par une société congolaise refondée et porteuse d’un nouveau paradigme culturel.

Rédaction

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Close

Catégories

error: Content is protected !!